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La pensionnaire

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Un jour, je mettrai les voiles, et je m’en irai sans un bruit écouter d’autres histoires. C’est quelque chose que j’ai toujours su au fond de moi, le genre de certitude criée silencieusement des tréfonds de l’âme. De tout ce que j’ai vu, entendu et ressenti dans cette vie, aucun message n’a été plus limpide qu’un silence.

J’imagine une plage dont le sable rugueux, soulevé par un vent léger, glisse entre mes orteils et fouette mes mollets. Un souffle d’air, le même qui emplit et vide mes poumons à un rythme régulier, effleure chaque surface avec un bruit différent. Les vagues roulent et se déroulent infatigablement sur la plage, l’écume aux lèvres, arrachant au passage des lambeaux de Terre pour en ramener d’autres venus d’ailleurs. C’est bruyant, les vagues, un lourd murmure de géant froissant du papier de soie. Mais moi ce que j’écoute c’est la seconde de silence entre chacun de ces froissements, l’attente calme et fébrile d’un renouvellement presque certain. Ce sont les silences qui portent les réponses à mes questions, quand je trouve la force de taire le monde alentour et de regarder en moi. Ce sont encore eux qui portent les émotions les plus fortes, quand les mots perdent leur sens et les mâchoires se serrent. Et ils sont terrifiants. On cherche toujours à les couvrir, on a peur de ce qu’ils peuvent vouloir dire. En vérité, il n’y a pas d’ambiguïté dans un silence. Mais à force de les fuir on a oublié comment les lire.

Je partirai sans un bruit. Parce que lorsque je m’en irai je saurai déjà tout ce que j’aurai éprouvé le besoin d’apprendre et rien ne m’intéressera plus. Je glisserai au loin dans un bateau aux voiles couleur de tempête et l’on n’entendra plus parler de moi.

C’est pour cela, et bien d’autres raisons encore, que je ne deviendrai jamais pensionnaire. Il y en a des milliers, des petites raisons que les autres appellent caprices, des grandes qu’ils nomment angoisses ou traumatismes, et des raisons grises d’une infinité de nuances qui pourtant m’amènent toutes à la même conclusion: "non".
J’ai vu ce que ça leur avait fait, aux autres. Ils se sont tassés comme pour mieux rentrer dans leurs petites chambres aux saveurs d’hôpital. Ils étaient pliés en deux par ces bâtiments trop grands, trop propres et aux fausses couleurs. Ils avaient un air hagard et semblaient ailleurs, comme si les lumières les avaient définitivement éblouis. Ils ne se sont pas arrêtés là. Ils ont diminué. Comme si leur substance s’effilait plus vite de jour en jour. Et j’avais beau tenter de la retenir, les longs rubans cotonneux me filaient inévitablement entre les doigts. Ils abandonnaient peu à peu ce monde dans lequel ils étaient désormais physiquement prisonniers, en envoyant leur être ailleurs dans un élan d’espoir-déréliction. Ils attendaient de mourir et c’était atroce de les voir s’éteindre au profit de cette solitude-essaim qui bourdonnait constamment autour d’eux. L’attente était assourdissante, et j’étais la seule à admettre ce que la nuée frémissante refusait de voir : il n’y aurait jamais de mieux. On les avait forcés à quitter leurs maisons, leurs possessions et leurs histoires, pour s’installer dans un endroit lisse aux sourires de plastique. Moins ça allait, plus on trouvait de raison de les garder, sans jamais réellement les consulter ou les écouter. J’avais mal de voir ces personnes si bien portantes et heureuses de vivre quelques mois auparavant dans de tels états. Mais personne n’écouta non plus mes protestations, sans doute parce que j’avais l’air terrifiée de finir dans l’une de ces chambres moi aussi. Au mot raison ils ont substitué le terme angoisse et balayé mes arguments d’un revers de la main. J’étais dépassée, fatiguée de toutes ces choses que je semblais être la seule à accepter de voir et que je ne savais comment améliorer.

Éventuellement, ils sont morts; j’en ai été soulagée. Parce que la fin de leurs vies avait été indigne du reste de leurs existences. Je savais qu’eux-mêmes n’avaient pas supporté cette déchéance et que c’est pour cette raison qu’ils avaient lâché les brides de leurs esprits, ils le hurlaient dans leur mutisme. J’ai aussi été triste, car nous avions traversé bon nombre d’épreuves ensemble et des liens très forts s’étaient créés entre nous. Après leur mort, j’ai caché mes douleurs, mes oublis et mes erreurs, et j’ai continué de vivre sans me faire attraper… Pour un temps.

Ce matin, un prospectus a atterri dans ma boîte aux lettres. Un de ces rectangles de papier glacé aux couleurs criardes et tristes avait été glissé à mon intention avec le courrier habituel. D’autres suivraient certainement. Les visages figés des modèles m’ont fait peur. Leurs émotions étaient fausses -ils ne souriaient pas avec les yeux- et elles faisaient autant de bruit qu’elles étaient vides, comme les teintes choisies par le graphiste. Soigneusement, je pliais la feuille en deux dans le sens de la largeur en vérifiant que les bords soient parfaitement accolés, et doucement, tout doucement, comme si le son allait m’attirer des ennuis, je le déchirais. Encore et encore je répétais l’opération, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de cette immonde publicité qu’une pluie de confettis multicolores que je fis pleuvoir au-dessus de ma poubelle. Je ne savais que trop bien ce qui allait suivre: le défilé familial des inquiétudes et doléances. Tout à coup j’allais me retrouver malade, seule et fatiguée et ils n’auraient la conscience tranquille qu’une fois mon cas réglé. Je ne pouvais pas les laisser faire. Ils ne m’auraient pas vivante. Plutôt mourir qu’être dépendante d’inconnus et quitter ma maison pour devenir une anonyme parmi des étrangers. Je ne me ferai pas traiter comme une enfant jusqu’à ce que mon esprit se lasse et finisse par céder. Je préférais encore mourir là, maintenant, car si j’y allais la honte et le désespoir me tueraient.

Il me fallait un plan d’attaque, une manière de concrétiser cette image de départ que j’avais toujours eue en tête comme une évidence et qui me paraissait désormais aussi fantasque qu’irréalisable. Je me mis à tourner en rond dans mon salon en énumérant les différentes possibilités qui s’offraient à moi. Partir, oui, mais pour aller où ? Je n’avais personne vers qui me tourner. Si je passais la frontière on allait me reconnaître, je ne savais pas où me procurer de faux papiers. Je ne pouvais pas non plus vivre dans un hôtel indéfiniment. Ils se lanceraient à ma recherche, ils me trouveraient... Et si je changeais de coiffure ? Je pourrais aussi me promener avec un chapeau ou porter le voile. Il faudrait également que je vide mes comptes, que je me débarrasse de mes cartes de crédit, de mon téléphone, de tout ce qui pourrait constituer un signe distinctif et ainsi me compromettre. J’allais devoir laisser derrière moi tout ce que je possédais, toute une vie de souvenirs. Plus j’avançais, plus je me rendais compte de l’ampleur de la tâche à accomplir. N’était-ce tout simplement pas possible d’obtenir un peu de tranquillité ? Je sentais l’étau se resserrer autour de mon esprit. Ne pas les laisser me déstabiliser, ce n’était qu’une simple brochure, ils ne pouvaient rien me faire. J’étais en sécurité, pour le moment, mais il fallait agir vite.

Épuisée par mes inutiles déambulations, je finis par m’allonger sur la moquette. Je restai ainsi un long moment à fixer le plafond, complètement perdue et terriblement seule.

Je me réveillais en sursaut quand la fenêtre du salon claqua. La nuit avait une odeur métallique, je sentis mes poils se dresser et un lent frisson parcouru mon corps. Je savais ce qu’il me restait à faire.

Alain "Y" menait une vie tranquille depuis des années, et j’allais bouleverser son quotidien. Je ne le connaissais que de vue, mais je savais où il habitait. Il était temps de faire connaissance.

J’enfilai un long pardessus bleu-gris, une teinte que j’avais toujours aimée, en prenant bien soin d’en relever le col pour dissimuler mon visage. Je claquais la porte derrière moi, laissant les clés à l’intérieur. Le vent était électrique, ce soir. Il s’engouffrait et se gonflait dans mon manteau, en faisant claquer les pans avec frénésie.

Je n’eus pas le temps de crier. Une main muette se posa sur ma gorge avec l’élégance d’un pianiste, un éclat froid trancha la nuit et ce fut fini. Il n’y a pas d’ambiguïté dans un silence. Quelques gouttent se fracassèrent sur le sol et je tombais avec elles, me demandant comment les endormis pouvaient ignorer un tel vacarme.

 

Etienne Deneuve

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