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Angus

bielleseulebleue.jpg« Angus a douze ans. Il lit beaucoup de science-fiction, ce qui lui donne de l’imagination pour créer ses méta-modèles du monde. Mon frère est un jeune geek surdoué, et, dans sa tête et sur son ordinateur, il imagine et évalue comment sera le monde dans 20, 30, 100, 200 ans. Il a d’immenses capacités d’abstraction, et une vision très nette des formes, volumes, lignes, courbes qui l’entourent. Plus tard, il sera architecte, il invente déjà les maisons de demain, autonomes en énergie e tutti quanti. Nous sommes très fières de lui.
              Voilà comment le monde extérieur voit mon petit frère. C’est à peu près exact. Il y a juste un détail que les gens ne voient pas, c’est qu’Angus est très fragile. Pas physiquement, il est rarement malade et nous le choyons bien, mais je sais qu’il a quelque chose de cassé en lui, et que cette cassure est apparue très jeune. Il me suit partout, tout le temps, aveuglément. Il écoute, retient tout ce que je dis, et m’obéit en tout. Est-ce que cela m’inquiète ? Je ne sais pas. Je sais qu’il a d’immenses capacités intellectuelles, et je suppose que ce genre de don n’est jamais sans contrepartie. En plus, à l’extérieur, il se débrouille très bien, il montre une grande confiance en lui. Je dirais même qu’il se prend un peu trop au sérieux, ce qui le rend tyrannique avec les autres gosses de sa classe (il en a sauté trois, de classes).
              Nous sommes très proches de notre mère, mais il obéit surtout à moi. Je tiens, en quelque sorte, le rôle du père. J’ai dit des bêtises tout à l’heure. Je fais comme si cela ne m’inquiétait pas, qu’il n’ait pas d’opinion propre et me suive partout, mais il a eu douze ans, et là ce n’est plus un retard affectif lié à une avance intellectuelle. Enfin je ne pense pas. J’espère. Je ne sais pas. J’ai peur. »
 
*
 
- Les enfants de ma sœur sont très autonomes. Ils sont formidables. (Ma sœur aussi est formidable. Nous avons toujours été proches toutes les deux. Ils sont trop beaux tous les trois.) Le petit a douze ans, c’est un vrai petit génie, il sera architecte, c’est sûr, quand je vois tout ce qu’il crée sur son ordinateur, des immeubles entiers, avec les calculs de dépense en énergie, et tout ! Surdoué en maths, a sauté trois classes, bref. Ça va nous faire un énarque, ça. Nous devions manger ensemble ce soir.
 
*
 
S’éloigne très peu. Peur de décevoir. Détermination. Dépendance. Manipulation.
 
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Angus dessine quelque chose qui pourrait se passer. Sent les choses, les visualise, sans forcément les intérioriser complètement ni les comprendre. A des éclairs de génie.
 
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- Attends Angus, oui je suis devant le lycée. Tu ne veux pas les voir toi-même ? Tu es sûr ? Bon, alors, classement du concours… 39ème… Non pas toi mon chou ! Machin Brisard, 15ème… Oui le pauvre, ses parents vont pas être contents ! Je te trouve pas… c’est dans quel ordre ce truc ?? Ah ! Oooh ! Ooh ! Ohoho ! Angus, t’es premier ! T’es premier, t’es premier ! Mon frère est premier ! Oouuuh ! T’es génial, t'es génial !

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Prédire l’histoire. Le comportement mathématique des masses.
Le monde d’Angus. Peur de ce que sera le futur. Alors il se renseigne. Il imagine. Il voit. Il sent et entend. Toutes ces mesures et droites et courbes sont en lui. Il est ces mesures et ces alephs. Et alors, voit de même le monde des gens. Par périodes, les volumes et mesures agissent en lui, il les modélise, les écrit, et alors, il mesure aussi le monde des gens. Certaines distances et espaces entre des personnes en disent plus long que paroles, il intériorise et comprend les rapports, et alors il continue à créer son jeu secret sur son ordinateur, sa super machine. Il sait que dans quelques années ce jeu le portera à la gloire, il compte le présenter d’abord à des concours de créations de jeux, et pourquoi pas, après, le montrer au Ministre de l’Intérieur !
Il a d’abord modélisé une ville, quand il avait huit ans. Les quartiers résidentiels, pauvres ou riches, administratifs, commerçants, les jardins. Puis ajouté les gens. Une ou quelques caractéristiques – familiales et de quartier – suffisent pour imaginer les probabilités des situations et rapports entre les gens. Après, la campagne. Les bois, les prairies, les déserts et les fleuves, les océans.
 
***
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- Oui, oui, un petit génie français de douze ans, il nous le faut, je connais sa tante, elle est journaliste, elle fait beaucoup de ménages avec nos entreprises. Tu avais dû l’apercevoir il y a quelques années au « Siècle »… Grande, blonde, la mâchoire plutôt carrée mais assez gracieuse, elle bossait pour le groupe les Échos…
 
*
 
- Angus, mon chou, maman est passée en coup de vent, on monte à Paris le week-end prochain, tu viens ?
- Oui, oui !!!
- Mais t’as pas trop de devoirs ? Je voudrais pas qu’on te retarde dans tes projets…
- Mmmh, non… Ne t’inquiète pas, j’arriverai à tout faire dans le train, et j’ai envie de venir avec vous !
- Super ! Oui c’est vrai, ça fait longtemps, quand Tata habitait devant le Jardin du Luxembourg. Maintenant elle habite derrière il me semble.
- Oui d’ailleurs il était bizarre son appartement non ?
- Ah ?
- Ben y avait une ambiance bizarre… Comme, tu sais dans ce film qui se passe au Vatican, ça faisait un peu « lieu des complots »…
- Haha, trop fort ! Peut-être, je ne me souviens pas !
 
*
***
 
Neige. Brouillard. Le chemin se sépare en deux, gauche-tout droit. Une meule de foin. Deux. Nuit. Assis dans une voiture. Depuis combien de temps ? Un homme à côté, en costume-cravate, cheveux poivre et sel, silencieux et souriant. Ça roule. Depuis combien de temps ? Une affaire vient de se conclure. Quelle affaire déjà ? C’est quoi cette mémoire ? Bordel ?!
Les rêves d’Angus.
 
*
 
Paris, capitale. Le centre, d’où partent tous les chemins et tous les ordres. Illuminée.
 
***
*
 
- Maman a une affaire à régler toute la journée, on va à Beaubourg pendant ce temps ?
- Ouaip.
- J’ai des amis collègues dans le coin aussi, tu voudras venir les voir avec moi ?
- Ouaip.
 
Le parvis Beaubourg. Il y a vingt, trente ans, des enfants-panique, mineurs en danger venaient y chercher un peu d’amour. Tubes, cubes, plans, pente, quelques milliers de personnes marchent, boivent, mangent, regardent.
Un homme en costume-cravate, cheveux poivre et sel, pattes d’oies et ride du lion, s’approche, souriant, parle du concours national de mathématiques, (il est mathématicien) très honoré et heureux du hasard de se croiser là, parce que vous êtes de Lyon c’est cela ? Cherchais à vous contacter mais échouais pour l’instant parce que vous n’avez que douze ans, explique : travaille, avec des gouvernements, à un programme de recherches sur la démocratie, veux vous proposer le stage, explique : renseigné auprès de votre prof de maths, M. Etienne, qui a parlé de votre passion et vos dons pour les méta-modèles du monde, la géométrie dans l’espace, les probabilités. Stage compliqué à mettre en œuvre car vous n’avez que douze ans, mais sûr qu’on pourrait s’arranger avec votre école. Bon, ne vais pas vous embêter plus longtemps, vois que votre amie – sœur ? – s’impatiente, vous laisse ma carte, en espérant avoir de vos nouvelles bientôt !
- …
- Mielleux ce type non ?
- Sympa non ?
- Mouais.
- Ça m’intéresse…
- Si tu as envie et sens que ce serait bien pour toi, fais-le.
- Mais t’as pas l’air d’accord…
- C’est pas moi qui décide mon chou, si tu sens que ça s’inscrit dans tes projets de génie, fais-le, c’est une chance qu’on a rarement dans sa vie ! Par contre, avec Mam, on va évidemment vérifier que tout soit bien légal, hein, vu ton âge !
- Maaaiiis, je suis au lycée !!!!
- Oui, bon, on en reparlera quand maman sera là. On va au Ratel maintenant, c’est l’atelier de mes potes, un genre d’imprimerie de revues libertaires. Anarchistes. Oh, fais pas cette tête chou, il faut que tu comprennes que le mot ANARCHIE n’est pas un gros mot. Comme AUTODÉDERMINATION. T’sais, je sais, je sens que tu as besoin d’être protégé. Mais le pouvoir, la hiérarchie, ne protègent pas. Les gens qui défendent l’anarchie ou se disent libertaires ont une grande confiance dans les capacités de responsabilité et de civilité, entre guillemets, des humains. Mais pas de confiance dans les humains qui ont le pouvoir, parce qu’il est toujours – ou presque, si tu veux – fatalement, il est utilisé à mauvais escient, détourné, tyrannisé, et le mot même de pouvoir est violent, c’est une action d’un individu sur un autre, sans forcément le consentement du deuxième, c’est comme un viol, finalement. »
 
La foule. Une petite rue moins passante. De bonnes odeurs de bouffe. Le trottoir pavé. Sourires.
 
- Y a Bakounine, un anarchiste du 19ème siècle, qui avait écrit : « La liberté, c’est le droit absolu de chaque être humain de ne point chercher d’autre sanction à ses actes que sa propre conscience, de ne les déterminer que par sa volonté propre, et de n’en être, par conséquent, responsable que vis-à-vis de lui-même d’abord. » C’est ça, la confiance en l’humain dont je te parle. Et aussi, « La société, dont l’individu a choisi librement de faire partie, n’exerce sur lui ni surveillance, ni autorité, mais lui assure la protection de sa liberté. » Et est-ce que tu crois que la société protège notre liberté, à nous ? Est-ce que tu ne crois pas qu’on est surveillés en permanence par les autorités, qu’elles soient médiatiques, sanitaires, agroalimentaires, informatiques, financières, gouvernementales ? Est-ce qu’on te dit pas comment bouffer, comment penser, comment t’habiller, comment regarder les autres et comment les juger, et quel produit choisir parce qu’il est moins cher, tel service parce qu’il est moins cher ? Mais on s’en tape du prix des choses, y a des choses plus importantes dans la vie, non ? Tu sais Ang, j’ai capté qu’on vivait dans une dictature, et que c’était la dictature perverse de l’argent. Le pouvoir et l’argent rendent pervers. C’est pourquoi, avec mes collègues, on essaie de trouver d’autres chemins pour nos vies que ceux qu’on nous a appris à suivre. « L’anarchie c’est l’ordre sans le pouvoir », c’est Proudhon qui a dit ça, un des premiers anarchistes français. »
 
*
***
 
L’arrière-salle de l’atelier d’impression. Sombre, secret. Des ateliers de peinture et de sérigraphie encore derrière. Et une installation faite de centaines de cubes lumineux agencés selon un ordre très compliqué (à première vue évidemment). Verts, bleus, violets, avec lumières stroboscopiques. Mal à la tête. Peur. Mal, à exploser. Angus est en fait dans le laboratoire du type aux cheveux poivre et sel, – c’est possible ça ? – qui lui montre des vidéos, avec des gens au travail, des foules heureuses. Sourires du type. Gentil ! Le mal de tête diminue d’un centième. Angus, grâce à toi, la démocratie va faire des pas de géant, on pourra vraiment prévoir les choses, adapter la politique en fonction de tes prédictions ! En fonction de tes méta-modèles, si on voit que telle politique va mal se solder, on l’adapte ! Si tes calculs prévoient une catastrophe écologique, on adaptera en fonction ! En s’adaptant à tout, on pourra bientôt tout maîtriser et ne plus se faire avoir par le destin ! Angus, tu seras notre devin ! Une place de choix !
         Une place de choix… Une place de choix. J’ai toujours eu, et aurai toujours, une place de choix. Le premier rang. Le respect des grands. Je suis Angus, l’homme de l’ombre et la matière grise du Democracy Program Research. Quoi, qu’est-ce qu’elle a, elle ? Arrête, sœur, j’ai bien retenu ta leçon, je n’écouterai plus personne, encore moins toi, je n’écouterai plus que ma propre intelligence, même si je n’ai « que douze ans » ! Et ça, je suis encore le seul à avoir pu le prédire ! Je contrôle mon monde. Les structures extérieures n’ont pas de secret pour moi. Je les ai à l’intérieur, et c’est comme si elles naissaient de moi.
 
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« Oui, j’ai toujours eu peur pour lui. Parce qu’il est fragile et fébrile. Mais c’est son intelligence qui le rend hypersensible ! Des pleurs et des structures mathématiques. En ce moment, il avait le regard un peu perdu ou apeuré. Je pense que ça, il n’en a pas conscience, mais dès qu’il rencontre un homme, il est en mal de père. Il le dévore des yeux, comme il fait avec son prof de maths, d’ailleurs. Il aime obéir, même si parfois, il n’a confiance en personne mais seulement en lui-même, à la limite de la pathologie. Mon pauvre petit frère, il n’a pas choisi, il est si fragile ! »
 
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Angus. Angus. Pourquoi ? Pourquoi mon nom ? On dirait de l’angoisse en nom. Jamais été angoissé. Toujours été le meilleur. Toujours eu la place de choix. Toujours eu le loisir de choisir. Maintenant, ne vois plus rien. Ne ressens plus les structures. Tout, éclaté. Les lois élémentaires de la physique ne m’obéissent plus, et je leur obéis ? Est-ce que je leur obéis ?
 
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« D’habitude, son regard est franc, clair et fier de lui. D’habitude c’est un petit coq mais ces jours-ci il me suivait encore plus partout, un peu hagard. Alors, je ne sais pas s’il faut que je m’occupe de lui, s’il faut que je le rassure ou pas, et ça me bouffe ! Je me suis toujours occupée de lui, tout en défendant aussi le fait de suivre son propre chemin.
- « Angus est un enfant très doué, mais malheureusement trop imbu de lui-même. Il rabaisse en permanence ses camarades. », « Angus ne manifeste aucun intérêt pour le cours d’espagnol. Il préfère résoudre des problèmes mathématiques. Nous vous rappelons que l’école, le collège et le lycée publics sont universels, et que, s’il a choisi une voie générale, il doit se tenir à ses principes, c’est-à-dire travailler ÉGALEMENT TOUTES les matières qui lui sont enseignées. », « Angus étant mon meilleur élève, et de loin le plus jeune, j’ai le regret de vous signaler des actes malveillants de sa part envers ses camarades. Je vous demande donc un rendez-vous de toute urgence. Sachez que les CPE et proviseur ont déjà été contactés. » C’est un rigolo votre frère ! Un petit génie tyrannique hein ?
- À la maison il est si doux…
- Pas envie de vous décevoir hein ?
- Oui, ma mère et moi, nous lui avons tout appris. À part elle, moi, et son prof de maths, il rejette toute autorité. Comme s’il avait adopté son prof en tant que père.
- Et donc maintenant, vous le soupçonnez d’avoir rejoint ce mathématicien, comment s’appelle-t-il déjà ?
- Je vous l’ai dit, c’est mon frère qui a sa carte de visite. Oui, le portrait-robot est assez ressemblant. Le nez un peu plus court. De petites oreilles, aussi.
- Relisez le procès-verbal, s’il vous plaît mademoiselle…
- …atelier, est allé dans l’arrière-salle… excusez-moi, mais on écrit « ai discuté » et pas « est discuté »… pardon, oui, tout est exact. Recontactez-nous vite, je vous en prie. Ma mère arrive ici dans une heure, je reste dehors en attendant. »
 
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Où suis ? Où suis ? Où suis-je ? Où ? Là, quoi ? Quoi ? JE suis qui, JE suis MOI,  toujours été moi et maintenant suis vide, rien, personne, c’est qui personne, c’est Ulysse ? MAIS JAMAIS FAIT DE BATEAU ! Nooon… Pas un bateau, la terre, mais pourquoi penser à des bateaux, jamais allé sur un bateau ! Mais c’est qui, pourquoi je parle dans ma tête – ET LÀ JE NE PAAARLE PLUUUS DAANS MA TÊÊÊTE, T’ENTENDS ????? Non, non, non, j’peur, aaaaah ma sœur, Betth, Betth, tu t’appelles Betth, toi hein, au moins t’es une bête, t’es bête mais t’es vivante en entier !!!!! Aaaaaah, Maaamaaan, Beeetth, oui c’est vous, mais vous êtes où ?? Oublié mon nom, jamais eu de nom !!!
 
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- Oui ma chérie, pour ton fils je te conseille soit des plantes chinoises, soit ayurvédiques, c’est un bon complément. J’espère que ça va aller, et puis on n’est pas encore sûrs que ce soit ça, hein ? Ne te bile pas trop pour l’instant, il a eu un choc, il est si secret, il faut juste que vous l’entouriez bien, et puis c’est un bon hôpital, pour l’instant, le directeur est un homme a-do-rable, soyez bien avec lui et enveloppantes, hein surtout ! Je te laisse ma sœurette, je dois retourner bosser, je vous conseille de rester ici pour l’instant, mais dès que vous aurez trouvé un bon hôpital à Lyon, allez-y, c’est bien qu’il retrouve un environnement connu, je demanderai à Didier, le directeur d’ici. Bisous ma belle. D’ailleurs tu es belle en ce moment ! Bon je te laisse, je t’embrasse ma chérie. Envoie tout mon amour à ton petit Angus. Bises à Betth aussi.
- …
 
 
Louise B.
 
 
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