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Avant

bielleseulebleue.jpgTrente ans, voici trente ans !...
Qui donc peut se souvenir d'avant,
quand la catastrophe n'existait pas ?
 

Après la mort de leur père, j'ai choisi de faire confiance à Betth et Angus. Aussi, quand ils passent sans s'arrêter sous le double cône rouge et blanc signalant la zone interdite, je ne crie pas, je n'essaie pas de les en empêcher. Cependant, j'accélère le pas. Ils prennent à droite et disparaissent. La rue monte jusque là-bas, puis devient invisible ensuite en redescendant vers l'autre côté de la ville. Le quartier est tellement désert et silencieux que mes pas et mon cœur produisent le même son confondu, mélange de peur et d'excitation. Quand j'arrive sous le double cône de la zone interdite, j'aperçois mes enfants à bonne distance déjà, dans la rue adjacente, Betth devant, Angus à la traîne, comme à son habitude, sans doute absorbé dans un jeu avec un partenaire à l'autre bout du monde. Je cherche les noms des deux rues, mais pas de plaque, aucune trace ancienne sur les façades, comme s'il n'y en avait jamais eu et que cette zone, en plus d'être interdite depuis trente ans, ait été gommée.
Mais avant de m'engager à mon tour dans la zone interdite, je prends soin de me déconnecter. Je ne sais pourquoi je fais cela, peut-être par respect, comme jadis on se découvrait en entrant à l'église. Je me déconnecte pour entrer dans le monde d'avant.
Des amas de tuiles ont dégringolé des toits. Des arbres et toute une végétation hétéroclite d'arbustes et de plantes à larges feuilles ont poussé au pied des immeubles, en biais des murs, à la recherche de lumière. Dans ce fouillis de verdure, des épaves de voitures d'avant, à essence, reposent sur leurs jantes, pneus pourris ou mangés, peintures passées, toutes du même gris cendre de papier.
Betth puis Angus empruntent encore une nouvelle rue. Qu'il m'est étrange de suivre mes propres enfants. L'un ou l'autre m'aurait peut-être expliqué si je les avais questionnés sur le lieu où ils se rendent depuis plusieurs jours sans rien m'en dire. Ou m'aurait servi un mensonge rassurant... Je ne leur fais donc pas autant confiance que je le prétends. C'est tout le problème de la confiance, on ne peut plus rien demander et l'on est obligé de faire comme si... Alors qu'en les suivant ici,  mon cœur est rongé d'angoisse pour eux.
Betth et Angus ont chacun leur extension dosimètre et sont donc théoriquement à l'abri derrière les normes sanitaires... mais comme tout le monde, j'ai un fort doute sur ce « théoriquement », dont nous devons pourtant bien nous arranger. Il subsiste sans doute des poches de forts rayonnements ici, ou alors il aurait fallu démolir toute la zone interdite et enfouir l'ensemble de ses gravas.
Je réajuste mon masque facial, rejette mes cheveux en arrière. Nous longeons ce qui a été un jardin public, avant. Les racines ont éclaté le dallage. Une forêt d'arbustes vigoureux aux troncs comme des cuisses et aux feuilles en forme de losange d'un vert sombre et luisant a colonisé l'endroit. Une branche en poussant à travers un banc l'a arraché du sol. Mes yeux vacillent. C'est la fin de l'après-midi, des mères et des assistantes maternelles discutent, assises sur ce banc. Un ballon rebondit encore et encore contre le mur du fond, inlassablement relancé par les enfants. Des personnes âgées prennent le soleil. L'une d'elles est courbée, tentant de saisir un papier sur le sol, sa main tremblant au-dessus sans parvenir à le saisir. Cela ressemble à ma propre quête sur la disparition de mes parents. Un enfant l'observe. Le vieux réussit enfin mais l'enfant n'a pas attendu, il joue à nouveau au ballon. Le treillis de cordage d'un agrès est pris entre les branches, effiloché et délavé. Des pupilles brillent dans l'ombre, en retrait, chat ou autre animal. Betth et Angus prennent encore une nouvelle rue. Quand j'arrive à son entrée, Betth a déjà disparu. J'ai à peine le temps de voir son frère faire de même à travers la végétation du trottoir.
Entre deux antiques rideaux de fer, une porte.
Le vantail de bois se révèle très lourd. Comment Betth a-t-elle réussi à l'ouvrir ? Le sol du couloir est couvert d'une sorte de sable ressemblant à du sucre roux. Les pierres du mur se sont désagrégées au fil des années. Au fond, deux portes, une à gauche, une à droite. Je choisis la gauche par intuition. Je l'entrouve sans rencontrer de résistance.
Une épicerie abandonnée ! Avec des vieilles boîtes de conserve.
Je pousse un peu plus la porte, je n'aperçois ni Betth, ni son frère. Les rayons sont encore tous en place, intacts, avec tout leur achalandage... comme si trente années n'avaient pas passé depuis la catastrophe ! comme si elle n'avait pas eu lieu... des boîtes cylindriques et colorées, des paquets rectangulaires dont j'identifie certains : riz, biscottes, gâteaux, café, ils ressemblent à ceux que l'on voit dans de vieux films. Un mouvement me fait lever la tête, j'aperçois mon image étirée dans un miroir sphérique accroché dans un coin. Je cherche la caisse d'où le commerçant le surveillait, elle est juste derrière la porte où je me tiens. Je les aperçois alors, une pile de paniers en plastique rouge et anses noires. Peut-être nous servions-nous avec ces paniers, les remplissions-nous de ces boîtes et de ces paquets. Un frisson me parcourt, mes parents ont utilisé ces paniers, ils habitaient dans ce quartier, peut-être même se sont-ils rencontrés dans cette épicerie. Mais je suis romantique, ils n'ont jamais habité ce quartier.
Tout au fond de la boutique, une porte. L'arrière-boutique. Ils sont forcément ici, à moins qu'ils n'aient poussé encore plus loin, derrière, si cela continue. Si Angus a suivi sa sœur jusqu'ici, c'est que cela présente au moins autant d'intérêt que son jeu. Je souris à l'image de sa bouille, sa masse épaisse de cheveux bruns et ses yeux noisette absents, toute son attention tournée à l'intérieur de sa tête, mon fils est un penseur. La porte est entrebaillée. Je n'en ai pas vu de telle depuis longtemps. En bas, elle est d'un marron rougeâtre irrégulier et épais, le bois a été peint de multiples fois. Le haut est constitué de quatre vitres séparées par un croisillon mastiqué, leur verso masqué par un rideau rouge et blanc.
Je m'approche en silence et coule mon regard par l'étroite ouverture.
Un vieillard est assis à une table, Betth et Angus debout de part et d'autre de lui. Ses mains enserrent une grosse boîte de conserve. Tous trois sont penchés au-dessus. Ce que je distingue de leurs visages est illuminé... radieux, pour faire  un mauvais jeu de mot ici, dans la zone interdite. Ils fixent l'intérieur de la boîte. Le vieillard ressemble à un très vieil homme d'avant, lorsque les stabilisateurs d'âge n'existaient pas. Adossées au mur derrière eux, des piles de produits alimentaires. Dans le coin le plus éloigné, une petite table à roulettes avec un téléviseur d'avant. D'avant les vidéoprojecteurs oculaires, d'avant la 3D augmentée, d'avant même les écrans plats, du temps de la télévision avec des antennes sur les toits, qu'on utilisait avec une commande manuelle. Elle est sur la table, à portée de main du vieil homme, un boîtier avec une kyrielle de boutons. Tout en les regardant, mon corps est ankylosé par le silence. Il semble avoir cette boîte pour source, s'épandre autour du vieil homme et de mes enfants, s'immiscer par l'entrebâillement et gagner toute l'épicerie, infiltrer ses veilles odeurs de carton et de carrelage humides. Le silence. Il m'a impressionné dans les rues en venant ici, sans que je ne me le formule alors. Il m'immobilise, moi aussi, je suis silence.
– Approchez.
C'est le vieillard.
– Approchez, répète-t-il d'une voix qui ressemble à son visage et à ses mains. Les enfants m'ont dit que vous étiez là, aujourd'hui.
Betth et Angus ont toujours les yeux fixés sur la boîte. Je pousse la porte et m'approche d'eux. De la table. De cette boîte. Je regarde.
Alors je vois ce qui les fascine.
Des petits pois et des carottes.
J'en mangeais enfant.
La conscience m'en dure un instant minuscule, le temps de cette image, puis je bascule, mon cœur happé par avant.
– Approchez-vous encore, entends-je au loin, comme de sous l'eau. Approchez-vous plus près, cela ne dure pas si longtemps que ça, dépêchez-vous...
Sa voix est de plus en plus faible. J'ai encore le temps de deviner l'épaule de Betth contre la mienne. Puis je suis ailleurs. C'est une nuit ressemblant à l'obscurité bleu foncé d'une éclipse. Pas vraiment une nuit. Puis la lumière se remet à croître. Je ne suis plus dans l'épicerie, je suis ailleurs.
Une table de cuisine, ils sont trois autour.
Une femme, un garçon, un homme. Ils mangent en regardant un téléviseur.
Il y a une quatrième chaise, elle est vide. L'assiette devant est pleine, de petits pois carottes, les mêmes que ceux de la boîte. Une tranche de viande brune, presque noire, avec un aspect de velours ras. Je cherche ce que cela peut être. Le téléviseur est le même que dans l'arrière-boutique de l'épicerie.
Soudain, l'homme tourne la tête et crie.
– Lina !
C'est mon prénom.
Mes épaules sont brutalement secouées. La tache lumineuse du téléviseur se rétracte, la pièce s'assombrit brièvement puis aussitôt la lumière revient.
Je suis assise à cette table.
Je saisis ma fourchette, glisse ses dents sous les billes vertes des petits pois. Je prends une carotte. Je les soulève dans ma bouche. Entre ma langue et mon palais, c'est le singulier et le pluriel en même temps.
Pois, foie. Le nom de la chose brune me revient. Je déteste le foie. Pourtant mon autre main s'empare du couteau et l'entaille. Il entre dans ma bouche. Il est sec.
L'image du téléviseur aussi essaie d'entrer dans ma tête. Je résiste, je ne suis pas comme eux. Je cherche le prénom de mon frère. Je ne le retrouve pas, pas plus  que le nom du foie, il y a un instant. Je suis Lina : petits pois, carottes et foie sont ma famille ; et mon frère et mes parents sont ma famille ; et le téléviseur qui me fait peur aussi est ma famille.
Et soudain, l'image est dans ma tête...
Je veux dire qu'elle n'est plus sur l'écran du téléviseur mais dans ma tête...
Je veux dire que c'est fini avant... je suis de retour, trente ans après la catastrophe.
– Il ne fallait pas te reconnecter, Maman !
C'est la voix d'Angus. Je le regarde, abasourdie.
– Non, il ne fallait pas, dit le vieillard.
Il n'a pas bougé, ses deux mains autour de la boîte, sauf son regard sur moi. Ses yeux sont délavés, bleu horizon, presque blancs.
– Ce serait bien que vous vous en alliez maintenant, poursuit-il.
– Je...
– Ne vous excusez pas, nous avons parlé avec les enfants.
– Mais...
– Il ne faut pas prendre les souvenirs d'avant.
– Mais eux ?
– Demandez leur ce qu'ils en pensent.
Je me tourne vers Betth. Elle a un sourire très doux.
– Si on regarde les souvenirs en étant connecté, sa main a un mouvement flou vers la ville et le ciel, ils s'en vont là-bas, dans Internet et ensuite, on ne peut plus jamais les avoir en vrai.
– Justement...
– Non, me coupe-t-elle, ce n'est plus possible s'ils sont là-bas. Il y a plein de jeunes qui veulent savoir concrètement ce qui se passe à l'intérieur d'un souvenir, et pas d'engranger passivement toutes les informations qui proviennent de... là-bas. Elle a répété « là-bas » pensivement, comme si elle avait l'âge du vieillard, avec un nouveau mouvement flou de sa main vers la ville et le ciel.
– Mais vous ne pourrez plus les partagez !
– Ne t'énerve pas Maman, fait Angus, ça marche, je t'assure.
– Oui, fait Betth, c'est compliqué à comprendre, mais ça marche. Je sais pas comment, mais... Expliquez-lui, demande-t-elle au vieil homme.
– Attendez Monsieur, lui dis-je vivement et m'adressant à Betth, quel souvenir vois-tu donc ?
– Je vois a-vant, dit-elle détachant chaque syllabe.
– Mais quoi, a-vant ?
– Je vois Papa.
– Tais-toi Betth !
– Moi aussi, fait Angus, je vois Papa. Papa et toi et Betth. On est avant que Papa...
– Tais-toi je t'en prie, tais toi !
Le vieil homme lâche la boîte et tend ses mains vers moi. Je les saisis. Elles sont sèches et froides, mais pas tout à fait froides.
– Lina, vos enfants voient les souvenirs tels qu'ils étaient.
Il soupire.
– Voyez-vous, le vrai monde est devenu le monde du numérique dans les têtes. Il n'y a plus que les très vieux comme moi, dans la zone interdite, qui ne sont pas connectés à ce monde double.
– Le monde double... Vous l'appelez le monde double ?
– Le monde ne voit plus que son double numérique. Et ce double lui cache la réalité, il a la même forme qu'elle, exactement. Ce que vous appelez « maps » cachent les rues, les photos et les vidéos cachent les gens et les villes, les wikipedia cachent les histoires.
Il soupire une nouvelle fois. Ses yeux clairs se voilent de gris.
– Mon monde à moi, ce que vous appelez « avant », celui qui existait avant la catastrophe, n'est plus que ça, du numérique dans vos têtes, des images d'ordinateurs.
Ses mains lâchent un instant la boîte. Sur l'étiquette qui l'entoure, SAINT ELOI est écrit en majuscules noires énormes au-dessus d'un gros plan de petits pois et de carottes aux couleurs rudimentaires. Maintenant, il semble plus fatigué que vieux. Betth danse d'un pied sur l'autre en se triturant les cheveux, Angus est visiblement à nouveau dans son jeu. Je me demande soudain comment ils ont découvert cette épicerie. Quelque chose s'assemble tout à coup dans mon esprit.
– Et si l'on mangeait vraiment maintenant ? dis-je. Vous avez bien une casserole, des couverts ?
Je regarde autour.
– Un réchaud ?
Il a relevé la tête, le dessin de ses rides ressemble à une vitre zébrée de pluie. Je m'approche, tend les mains vers la boîte.
Mais elle se renverse sur la table.
Une mini-montagne de carottes et de petits pois puis aussitôt un lac de jus   sur la toile cirée. Je lève la tête vers le vieil homme.
Zut !
Il n'y a plus de vieil homme ! Volatilisé, sa chaise est vide. Abracadabra.
 
 
Gilles Bertin
 
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