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Je connais sa tante

bielleseulebleue.jpg« Je connais sa tante, elle est journaliste, elle fait beaucoup de ménages avec nos entreprises. Tu avais dû l’apercevoir il y a quelques années au « Siècle »… Grande, blonde, la mâchoire plutôt carrée mais assez gracieuse, elle bossait pour le groupe les Échos… » J’essaie d’imaginer. Un visage, un corps. Une blonde. Une blonde je vois à peu près. Associée à une mâchoire carrée, déjà ça se brouille un peu dans mon esprit… Qu'est-ce qui fait que je n'arrive pas à associer la blondeur à une mâchoire carrée ? J’ai parfois des réflexes de pensée qui posent question.  Ou alors c'est gracieuse que je n'arrive pas à faire côtoyer avec la mâchoire... Il n'y a pas d'écho... Tout cela est éminemment stupide. A bien y réfléchir, et surtout en cherchant, le « Siècle », ça date. A fini de paraître en 1932. Ainsi, cette grande blonde, depuis longtemps, a mis sa mâchoire à nu. Si je la voyais maintenant je pourrais me rendre compte bien plus aisément de sa caractéristique proche du carré. Je ne parle même pas de sa blondeur, encore que, les cheveux c'est ce qui résiste le plus, qui pousse encore même quand la vie a fui. Reste la gracieuseté : sans doute la plus difficile à envisager, de par sa difficulté à être mise en mots.
La description n'est peut-être pas assez parlante. Me voilà avec bien peu d'éléments. Je suis forcé d'imaginer. D'aller au-delà des simples mots lus. Si j'étais capable d'inventer une histoire... Je le saurais. Mais l'imagination est ailleurs. Elle se porte parfois là où on ne l'attend pas. Elle s'évade sans que l'impression de la maîtriser ne survienne jamais. Parfois même elle brouille les pistes : ce qui n'est pas arrivé est plus plausible, ou paraît si réel que la certitude de son existence ne fait plus aucun doute. Croire fermement. Voilà l'expression. Et la croyance donc. Cela veut bien dire ce que ça veut dire. J'adore les mots pour ça. On peut croire fermement en eux. Les employer avec cette croyance. Sinon ne rien dire, ne rien écrire. Mais je divague. Et si je croyais en des mots trompeurs ? Vous savez les faux amis ? Croire fermement en ces (ses) faux amis. Je n'ai pas d'amie grande, blonde, et journaliste. J'en connais des petites, brunes, qui au mieux lisent le journal. Des blondes de taille moyenne, oui, moins déjà que les brunes, mais la mâchoire carrée ? J'ai connu une fausse rousse qui avait la mâchoire carrée. Mais pour le coup rien ne me dit qu'elle n'était pas blonde.
Peut-être n'ai-je pas rencontré les blondes que je méritais. J'imagine... J'essaie. Si j'avais connu une grande blonde journaliste, presque un siècle après la fin du « Siècle »... Et que je reçoive ce relais. Peut-être cela m'aurait-il procuré le même trouble que d'écrire sur un corps mort, sur deux corps morts, et de connaître une grande brune médecin légiste. Mais cela ne peut s'envisager qu'au travers d'un autre texte. Long, douloureux.
Je croise une grande blonde qui me dévisage. Tiens, et si on lui avait commandé un texte commençant par un petit brun à la mâchoire carrée, paradoxale même (la mâchoire). Pas étonnant qu'elle me regarde ainsi. Je n'ai même pas réagi sur le coup. Pourquoi me regardait-elle ainsi ? Et puis j'ai compris. Une grande. Une blonde. Une mâchoire carrée. Déjà que je me pose des questions sur le hasard. Jamais une blonde ne m'avait regardé comme ça. Jamais une grande ne m'avait défié ainsi. Jamais une mâchoire carrée n'avait ainsi répondu à la mienne.
Je reviens à ça : si j'avais à décrire ma mâchoire je ne pourrais me contenter de l'adjectif carrée. Elle est davantage que ça : paradoxale. Impossible que mes dents se touchent avec cette harmonie qu'on ne voit que dans les publicités pour les dentifrices. Aucune régularité, quand elles sont en contact d'un côté il y a un grand vide de l'autre. C'est un peu le ying et le yang dans ma bouche. Je me demande toujours à quel point les caractéristiques physiques influent sur le caractère. Comment je serais avec une mâchoire parfaitement régulière. Est-ce que je ferais moins attention aux paradoxes de la vie ?  La symétrie guiderait-elle chacun de mes pas ? Serais-je maniaque ? Veillant par exemple à ce que fourchette et couteau soient à une égale distance de l'assiette dans laquelle deux œufs parfaitement équilibrés attendraient cette rencontre inoubliable avec l'harmonie de ma dentition ? Mais voilà, ce n'est pas le cas. Et autant j'ai vu mon médecin généraliste s'extasier sur mes taux de cholestérol au point de les imprimer et les afficher sur le mur de son cabinet, autant je n'ai jamais vu mon dentiste crier de plaisir après m'avoir demandé d'ouvrir la bouche.
Mais j'y pense. Deux femmes, ces docteurs. Une petite, toute menue, brune. Mais la dentiste...  Une grande, blonde, à la mâchoire carrée ! Et même gracieuse... Je me rends compte que je n'aime pas trop ce terme. La grâce ce n'est quand même pas comme le charme. Celui-ci a plus de mystère, il est moins contrôlable. La grâce ça s'apprend. Et elle est vue de la même manière par tout le monde. Alors que le charme il nous parle, ou ne nous parle pas. La principale caractéristique de ma dentiste c'est qu'elle chante pendant que je suis sans voix, et ça lui donne un petit quelque chose en plus, de charmant... C'est d'ailleurs l'énorme avantage des dentistes sur les coiffeurs : chez les premiers inutile de se démener pour trouver un sujet de conversation, il est impossible de parler. Ce serait presque un bonheur d'aller se taire chez le dentiste.
Je dois dire que je ne suis pas très doué pour décrire. Quand on me demande de le faire j'ai du mal à trouver les mots à même de donner tout de suite une vision claire à celui qui m'écoute. Je m'amuse parfois à essayer de me décrire moi-même : brun avec quelques cheveux blancs surgissant, le visage carré, quand j'ai les cheveux longs un air de Bozzo (le clown...), des cernes de plus en plus marqués, un nez un peu patate, des yeux marron assez communs, des joues élastiques me permettant de me laisser aller à quelques percussions reproduisant la mélodie de Pop corn (mais est-ce que ça se voit de loin ?). Un visage un peu dur peut-être. Qui m’oblige à sourire. Non pas que je n’aime pas sourire, bien au contraire. Simplement je préfère quand il est votre obligé, quand je réponds à un sourire qu’on m’offre. Pour être plus clair il est difficile de sourire, je trouve, à quelqu’un qui fait la gueule...
J’aimerais mourir en souriant. Je me demande si un siècle plus tard serait toujours visible cette marque de bonheur, même au travers d’une mâchoire carrée. A supposer que je ne me fasse pas incinérer, ce qui est quand même bien plus probable que de passer par les mains, ou plutôt les mots, ce qui est pire, d’un curé. Je ne pourrais de toute façon offrir le sourire de ma mâchoire carrée à un curé. Alors autant brûler. Et laisser le souvenir de mon sourire aux autres. Tant qu’ils sont là. Ils pourraient de toute façon témoigner. « De taille moyenne, brun, la mâchoire plutôt carrée mais toujours souriant… ».  Jusqu'à ce qu'eux-mêmes ne puissent plus articuler un mot. Ils pourraient prendre la précaution de l'écrire. Pour que cette image perdure. Que ça reste, malgré les restes, les cendres qui contredisent tout.
Ce qu'il y a de rassurant c'est que malgré cette mâchoire carrée le sourire est possible. Il n'y a pas de contre-indications. Ou de difficultés supplémentaires. L'arrondi du sourire ne se voit pas contrecarré. Peut-être même qu'une telle gueule incite à sourire davantage. Pour détendre les traits. Ou alors il faut choisir et ensuite assumer un côté dur. Aller jusqu'à se muscler. Les biscotos ronds répondent étrangement bien à une trogne de teigneux. Il n'y a pas de douceur dans la rondeur des muscles des bras, ce n'est pas comme les fesses ou les seins. Qui a envie de caresser des biceps ? En général celui qui les cultive, au point de les dresser en tournant son visage de manière à ce qu'on puisse rendre grâce à l'harmonie entre sa mâchoire carrée et ses bras ronds, est rarement séduit par une main prête à lentement parcourir sa peau. Je dis ça alors même que je sais à peine ce que c'est qu'une légère élévation du muscle lorsque mon avant-bras vient se replier vers mon visage dans une position chez moi très vite ridicule. Ce n'est pas là que pourrait se trouver une éventuelle gracieuseté. Pas chez moi en tout cas.
Je peux toujours chercher. Personne dans un siècle ne se fera l'écho de ce brun qui voulait comprendre en quoi les caractéristiques physiques peuvent être parlantes. Ou faire parler. Ni n'évoquera ce qu'il restera de lui, en termes  de cendres comme de souvenirs ou d'images. Tout va s'évanouir, disparaître. Les mots écrits ici y compris. Finalement si je ne choisissais pas l'incinération mes ossements auraient une chance d'être analysés par des archéologues dans quelques siècles. Une toute petite chance. Trop petite : ça ne vaut pas le coup de laisser un curé parler de moi comme s'il me connaissait. Et puis on penserait que la principale caractéristique de l'époque serait la mâchoire paradoxale. Alors que tout autour je vois tant de dentitions régulières. Et encore je ne parle pas de mon pectus excavatum...

 

Thierry Dusausoit

 

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