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Anselme

bielleseulebleue.jpgAnselme se lève chaque matin sur les coups de six ou de neuf heures.

Six heures l'été, car rien ne lui paraît plus précieux que ces heures matinales où la nature, dans le petit parc de Souville, paraît prendre sa respiration avant que la touffeur ne dilapide toute chose sur les coups de onze heures, parfois même avant dix.

Neuf heures l'hiver, car rien ne lui paraît plus précieux que ces heures matinales où il se prélasse sous la couette, dans la musique des ressorts usés de son matelas.


Anselme est à l'abri des questions matérielles. Le fruit d'une vie de travail où il ne s'est pas trop posé de question. À vingt ans il avait repris la ferme familiale, et dès lors il n'avait jamais songé à souffler. Les hommes de passage qu'il embauchait pour les moissons étaient ses seuls compagnons, et il buvait avec eux bien plus qu'à l'accoutumée. Il n'avait jamais pris épouse. Son physique de moissonneuse-batteuse était fait pour les champs, rien d'autre. Son visage couvert de pustules, quelque chose d'une fraise des bois, l'avait amené à préférer l'ombre. Voilà tout.

Le jour où il lui avait fallu penser à la retraite, contraint par une dégringolade physique intérieure, il n'avait pas tergiversé. La réponse allait de soi. La ferme avait été récupérée par un lointain cousin.



Anselme, sans le moindre intérêt pour ses anciens champs se consacre désormais à ses promenades horlogères dans les rues poussiéreuses et décaties de Souville. Il y était né. Y avait grandi. Cultivé. Ecoulé sans difficulté l'essentiel de ses fruits et légumes.

La maison dans laquelle il a emménagé, héritée d'une vieille tante décédée, donne justement sur la place du marché. Et la banque où il a déposé ses économies se trouve à l'exact opposé de la diagonale qui traverse la place à partir de sa maison.


Anselme vit chichement. Sa maison est la plus étroite de la place, si étroite que de l'extérieur les passants se demandent souvent si son intérieur surpasse l'ampleur logeable d'une niche. Les fenêtres presque sont toujours fermées. Et le crépi s'acharne davantage à couvrir le trottoir que le mur désormais. Anselme n'en prend pas ombrage, pas plus que de son arthrite chaque jour plus aiguë. Il pousse du pied chaque matin dans le caniveau les morceaux tombés dans la nuit.

Il songe qu'il n'a pas même changé le nom à sa boite aux lettres depuis son emménagement. Il se dit que peu importe. Il n'a rien changé, a même gardé tous les meubles de la tante. Ce qui le préoccupe davantage ce sont les seaux qu'il multiplie sous les fuites de sa toiture, qu'il vide ensuite docilement dans son unique lavabo. Mais il se répète souvent que ça aussi, peu importe.

Anselme ne connaît pas ses voisins. Il ne les salue pas, ni eux ni personne. Sans animosité pourtant. Il s'est fait au silence du quotidien ainsi qu'à une forme de confort. Anselme s'étonne du peu de mots qui encombre son esprit. Pas même une chanson qui ne revienne de temps à autre. Une vie monastique sans prière, faite de regards éteints sur les oiseaux, sur les légumes des étalages, le verre de vin blanc quotidien sur la table ronde du bistrot, et parfois sur les jolies jambes dénudées qui courent les rues mais dont il paraît guetter davantage le mouvement furtif, reflex cynégétique, que la pure esthétique musculaire ou la douceur présumée. Souvent ses yeux prolongent le mouvement bien au-delà de la disparition des jambes, s'attardant avec mélancolie sur leur fantôme.


Depuis qu'il a arrêté de travailler, Anselme a une horreur viscérale de la sueur. Il ne se l'explique pas. Dès le signal de l'apparition de la moindre sensation humide, il se fige à l'ombre de quelque arbre, puis avec une allure réduite à l'extrême, d'ombre en ombre, il rentre chez lui.
L'été lui paraît cette année particulièrement chaud et ce jour se présente comme l'un des pires. La sueur a coulé à son front quelques minutes après neuf heures et demi.
Sur le pas de sa porte, Anselme regarde à gauche, à droite, comme sur le point de commettre quelque forfait ou chose honteuse, et il ouvre très rapidement sa boite aux lettres. Généralement il n'y trouve rien, une ou deux fois par mois une facture d'eau, d'électricité ou autre, toujours réduite au minimum. Peut-être craint-il simplement que quelque observateur ne croie, constatant son curieux manège, qu'un espoir imprescriptible de correspondance survive en lui. Lui, l'homme sans parole intérieure ni extérieure.

Ce jour-là Anselme trouve une lettre dans sa boite. Il sursaute, atteint d'une crainte sournoise, soudaine, comme si l'expéditeur se cachait dans son dos. Il se retourne, voûté, les yeux exorbités. Rien. Ses yeux reviennent à la lettre. De nouveau il se tourne. Et revient. Nullement rassuré.

L'adresse est manuscrite. Elle ne porte ni nom ni timbre. Anselme saisit l'enveloppe, la glisse dans son veston de velours marron, ouvre la porte sans un bruit et la referme sitôt passée. D'un pas élastique il grimpe l'escalier face à lui, laissant à sa droite une porte ouverte sur une pièce plongée dans une obscurité absolue. Quelques pas dans sa cuisine, organisée autour d'une table carrée avec un plateau de marbre. Il s'assoit. La main qui tient l'enveloppe tremble quelque peu. Surtout, une goutte de sueur apparaît sur son front. Anselme s'agace immédiatement, saisit un torchon sur le dossier de sa chaise et s'éponge soigneusement pendant plusieurs minutes.

Son cœur bat extrêmement vite et il regarde avec une peur incompréhensible l'enveloppe qui attend sur la table, adresse visible. Cette écriture ne dit rien à Anselme. Cela fait de toute façon bien vingt ans qu'il n'a pas déchiffré la moindre écriture manuscrite. Celle-ci lui paraît sèche, faite de traits bien droits et perpendiculaires, clairement menaçants.

Anselme respire profondément, longuement. Lorsqu'il estime que le calme est revenu en lui, ou plutôt que toute sérénité intérieure lui apparaît improbable tant que la lettre ne serait pas ouverte, il pose le torchon, reprend l'enveloppe, et retenant sa respiration il l'ouvre, sourcils aussi froncés qu'un buisson de pyracantha.

Une recette de cuisine.

Une recette de cuisine. Quelle est cette plaisanterie?

Et puis... Va pour les carottes, les topinambours, le filet mignon, la pointe de bière, la sauge.

Mais les planturles, ça, en cinquante ans d'activité agricole, jamais il n'en a entendu parler. Jamais.
Il se dit que c'est un nom qui sonne bien. Mais non, il n'en a jamais entendu parler.

Anselme grimpe à l'étage et ouvre son plus grand placard. Sa comptabilité apparaît, soigneusement rangée, des décennies d'activité. Avant la sienne celle de ses parents.
Pendant des heures, en parcourant les factures reçues de tout un tas de fournisseurs, les factures émises aux restaurants pour la livraison de ses productions, les coupures de presse et les pense-bête, il traque le mot. Rien.
Sa mémoire est encore bonne, constate t-il. Jamais il n'a entendu parler de cette plante, c'est certain. Jamais.



Le lendemain Anselme sort de chez lui à 6h05, rasé de frais. Il porte son habituel costume marron. Mais au lieu de tracer sa route vers le parc comme tous les jours il se dirige d'emblée vers les producteurs de légumes. Là, il se fige devant eux à peine installés, et il exige, sur un ton d'évidence à peine polie :

- Un kilo de planturles.
- De quoi ?
- De planturles.
- Je n'ai pas ça. Jamais entendu parler.
 
Il rejoue la scène trois fois, auprès des trois producteurs du marché. Le dernier :

- Vous êtes sûr de ce que vous cherchez ? Ça ressemble à quoi ?
 
Décontenancé, enfin, Anselme avoue.

- Je n'en ai aucune idée. C'est pour une recette.
- C'est peut-être pas une recette du pays, si ?
- Si. Je crois. Enfin peut-être pas. Je l'ai trouvée dans ma boite aux lettres.
 
Anselme erre. Son énergie matinale ressemble maintenant à du pain un jour de pluie. Anselme erre, méprisant son chemin habituel. Il s'assoit sur un banc et se met à réfléchir.

Il se demande bien qui peut lui avoir joué une telle farce. Une recette avec un ingrédient qui n'existe pas ! Un ingrédient qui certes pourrait exister, avec un si joli nom, mais que personne ne connaît. Anselme interpelle plusieurs passants :

- Les planturles, ça vous dit quelque chose ?
- Non, monsieur, rien.

Reste le pharmacien. Un pharmacien, ça s'y connaît en plantes. Anselme s'y dirige tout droit. Hélas : fermé, il n'ouvre qu'à dix heures. Pas grave. Anselme trouve un autre banc à proximité, et en attendant interpelle de nouveau les passants :

- Les planturles, ça vous dit quelque chose ?
- Non, ça me dit rien, non. Mais d'habitude c'est toi qui dis rien, Anselme, lui répond un homme qu'il a autrefois connu à l'école communale. Au plaisir.
 
Quand le rideau métallique de la pharmacie commence à se lever, Anselme accourt et plie les genoux pour rentrer plus vite. Le pharmacien, tige métallique en mains, sursaute :

- Une urgence, monsieur ?
- Oui. Enfin, non. Les planturles, ça vous dit quelque chose ?
- Les planturles ?
- Les planturles.
- Les planturles... les planturles... les planturles, répète le commerçant sur tous les tons. Non, ça me rappelle rien. C'est censé être quoi, monsieur ?
- Un truc qu'on mange, j'en sais pas plus. C'est pour une recette.
- Non, vraiment, je ne vois pas...

Anselme est on ne peut plus dépité. Il vient de parler davantage en quelques heures qu'en plusieurs années et cela l'a épuisé. Sans compter que ses yeux s'agacent des aller-et-venue d'un gamin dont il réalise qu'il lui tourne autour depuis qu'il a quitté le marché. Anselme claque la porte et va se coucher.

Lorsqu'il se réveille le lendemain, il est dix heures. Aucun des plaisirs dont il jouit habituellement aux premières heures du jour ne lui paraissent plus enviables. Anselme constate qu'il est habillé et que ses chaussures enserrent ses pieds d'un fourmillement désagréable.

Il descend les marches une par une. Sort en laissant les clés sur la porte. Il croit voir encore ce gamin qui se réfugie précipitamment dans un fourré. Le temps de l'atteindre, le fourré est vide. Le vieil homme cahote jusqu'au marché.

Un à un, Anselme passe devant les stands. Un œil absent sur ce qui y est proposé en petits tas bien rangés séparés de planchettes de bois grisé. La mine sombre, il ne répond pas aux bonjours qui lui sont lancés. Il parvient vite, ainsi, au bout de la rangée d'étalages. Là, un gamin a installé une petite table sur laquelle sont disposés une dizaine de sachets en papier kraft, bien remplis, cousus sur la partie supérieure. Anselme croit reconnaître l'enfant qui le poursuivait la veille, celui du buisson, sans en être bien sûr. Il s'approche avec autant de suspicion que d'intérêt.

- Qu'est-ce, jeune homme ?

- Des planturles, monsieur. Ce n'est pas très connu par ici. C'est en fait connu nulle part. Très rare et terriblement difficile à ramasser.

- Et c'est bon ?

- Délicieux.

- Comment tu sais que c'en est ?

- Je ne peux pas vous le dire, elles ont horreur qu'on parle d'elles et deviennent alors impropres à la consommation.

- Je peux les voir au moins ?

- Non, cela produirait le même effet, elles ne supportent pas la lumière.

- Explique-moi alors en quoi je devrais te croire ?

- Vous n'êtes pas obligé. Mais demain je ne serai plus là.

- Combien tu en demandes?

- 500 le paquet, m'sieur !

- 500 ! C'est hors-de-prix !

- C'est vous qui voyez monsieur, c'est si rare et difficile à attraper...

Anselme a un haut-le-cœur. Il réalise qu'il n'a jamais rien acheté d'aussi cher hormis un tracteur quarante ans plus tôt.

- Et c'est... c'est vraiment bon ?

- Vraiment. Il n'y a rien d'aussi délicieux sur la Terre monsieur. Un repas de Prince que même les Princes ignorent. Sous cet angle aussi, c'est rare... Cela ne durera sans doute plus, d'ailleurs, car il m'a été rapporté qu'un Prince de l'étranger, ou quelqu'un de ce genre venant de Russie, je crois, a investi un château des environs pour les chasser. Mille hommes à son service. Ils ne trouveront pas de sitôt mais ils trouveront. Rien ne résiste au pouvoir de ces gens-là, monsieur. Soyez juste fier de les avoir goûtées avant lui, de les avoir goûtées alors qu'elles n'avaient pas encore le goût de l'argenterie, de la porcelaine... Goûtez-les encore pures. Pour aujourd'hui encore cela ne peut vous échapper...

Anselme marmonne, affreusement tiraillé. Il pense à son compte en banque plein à craquer et dont personne n'héritera, à cet argent durement accumulé à la sueur, horreur, de son front, pendant qu'il mâchait du pain sec à la saveur sans cesse pareille toute sa vie.

- Attends-moi là.

Anselme traverse la place. Il entre dans sa banque. Quelques minutes plus tard il revient, et une bosse est visible sur sa veste. Le gamin est toujours là.

- Je prends tout.

- Vous faites bien monsieur. Plusieurs personnes sont venus se renseigner et je crains qu'ils ne reviennent sous peu. Cela se conserve très bien vous verrez. Il suffit d'ouvrir les sachets dans le noir, de chanter chaque jour la chanson dont j'ai glissé les paroles à l'intérieur des sachets. The devil and the deep blue sea. Ainsi, à l'entendre, elles croient, Dieu sait pourquoi, toujours être en haut de leur arbre. Me demandez pas pourquoi...

- Voilà 5000.

- Merci Monsieur.

L'enfant s'empare des billets d'un geste brusque et déjà il court comme un dératé en direction de la forêt. Il a tôt fait d'y disparaître.


On dit qu'Anselme n'a jamais osé ouvrir ses sachets. Mais qu'il a, plusieurs jours durant, voyagé sur les pickups des paysans du coin, à la recherche d'un prince de Russie.
 
 
Thomas P.
 
 
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