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Ariane

bielleseulebleue.jpgComme si je voulais le convoquer. Mais il n'était pas là. Mon impuissance me rappelait une histoire. L'histoire d'amour insolite qu'un homme m'avait confiée, le temps court d'une amitié intense quoique passagère, lors de mon premier long séjour à Athènes. Nous nous retrouvions chaque jour à un endroit différent de la ville qu'il connaissait mieux que moi. Il fut mon guide et m'escorta depuis Plaka, de l'irréelle tranquillité de l'Anafiotika au bas Plaka grouillant de touristes, jusqu'à Microlimano, le port de pêche du Pirée, en passant par ses itinéraires secrets. Il est de ces amitiés rendues seulement possibles par le voyage, ce temps d'exil permet de ces échanges qui vous transforment en profondeur… ou tout au moins vous traversent et vous accompagnent au-delà de la rencontre. Comme un soir, au bar de l'hôtel Dia, nous devisions d'amour et de morts, de nos conquêtes et de nos défaites amoureuses, mon compagnon de voyage me décrivit la femme qui devait lui laisser un souvenir impérissable. Voici ce souvenir tel, ou à peu près, qu'il me le transmit.
 
« Les morts d'Ariane, la douce, l'indéchiffrable Ariane… Couturière, je l'avais rencontrée à sa boutique, où je me risquai un jour à cause d'un pantalon… trop long. Le charme de la jeune femme m'avait intimidé durant la séance d'essayage. Face à sa douceur, sa grande chevelure vaporeuse, boucles d'or, la lumière qui émanait de cette blondeur… je me sentais mal à l'aise, gauche, complètement idiot. Je fus aussi très étonné, quelques semaines plus tard, de découvrir un numéro de téléphone dans l'une des poches du pantalon confié à la jeune femme.
 
Quelle ne fut pas ma surprise d'accéder dès notre premier rendez-vous, sans préambule, à l'intimité de la douce Ariane. Trois jours et trois nuits en sa compagnie : ces mots suffisent-ils à résumer mon immersion dans la vie de cette femme qui m'a décontenancé dès le premier soir ? Peut-être avons-nous fait l'amour, sans doute avons-nous éprouvé un plaisir incomparable à nous embrasser, nous caresser et nous enlacer… Sans doute y eut-il quelque fièvre à se déshabiller (j'avais revêtu le fameux pantalon), se dénuder sans se connaître, et à se découvrir par les sens. Ariane s'est plu à se lover dans mes bras et à vrai dire je me suis contenté de lui prodiguer la tendresse qu'elle exigeait de moi.
Ariane se livrait… curieusement. Elle me livrait un corps qui pourtant semblait résister à mon désir. Expérience troublante s'il en est : quel homme ne s'obstinerait pas à douter de son génie viril en semblable circonstance ?! On aurait dit qu'Ariane en se livrant au désir se dérobait au plaisir, et vice versa, elle se dérobait à notre plaisir en se livrant à mon désir. Plus elle était présente, plus elle était inaccessible…
 
Je ne sais pourquoi, loin de fuir, j'ai voulu… déchiffrer Ariane. Nous avons fait connaissance et ce fut alors comme si j'avais été là dans ce but, il ne pouvait pas en être autrement : en se livrant Ariane se délivrait. Cette brève liaison m'a laissé un singulier goût d'inachevé, elle m'est aussi pour toujours un puits sans fond de méditation : je n'ai jamais connu pareil échange "amoureux". Jamais une femme ne m'avait offert une telle résistance ! Aucune femme ne m'avait jamais demandé de la délivrer d'elle-même… Jamais une femme ne m'a livré comme elle son corps et ses morts à la fois !
 
Les morts d'Ariane faisaient de son corps le lieu d'une résistance qui l'obligeait à s'abstraire au lieu d'être là tout entière. Je découvris au fil de notre conversation que le mal trouvait son origine dans une histoire ancienne, elle me donna des clés qui me permirent, depuis, avec le temps, et grâce aux notes consignées dans mon journal, de saisir le lien entre cette résistance intime et l'écho d'une autre résistance.
Les morts d'Ariane… lui passaient par le corps, si j'ose dire. Ils faisaient entrave.
 
Les morts d'Ariane portaient les mêmes nom et prénom.
 
Rhabillé et quasi-sanctifié post mortem, le grand-oncle d'Ariane, Fernand numéro 1, était mort à 18 ans, résistant de la première heure tué à la dernière (au cours d'un échange de tirs "réglementaire", et non suite à quelque épouvantable détention ou déportation). Gentillesse, générosité et droiture étaient les caractéristiques constamment évoquées en famille à propos du héros, sa légende.
À peine né, Fernand numéro 2, le père d'Ariane, fut donc logiquement enlevé à sa mère et tenu sur les fonds baptismaux à la mémoire et à la gloire du cher disparu. Fernand numéro 2 en avait de la chance : homonyme d'un être idéal… Sûr qu'un tel honneur lui promettait alors une belle vie !
 
Fernand numéro 2 fit ses premiers pas en territoire d'après-guerre reconquis et pacifié, choyé par les siens, et archigâté par la grand-mère qui l'avait subtilisé à la chambre de l'accouchée pour le baptême. En grandissant il développait les qualités de son oncle. Dès qu'il eut des frère et sœur, il se montra occasionnellement un peu plus colérique que Fernand numéro 1. Mais il continuait d'être si beau, et si gentil, que ses colères d'enfant jaloux muées en désobéissances scolaires au moment critique - l'adolescence - ne contrarièrent pas vraiment ses parents, par ailleurs militants fort occupés à poursuivre la juste reconstruction politique du pays dans l'effort d'après-guerre, contre la guerre d'Algérie et l'autoritarisme et le colonialisme de De Gaulle, pour l'émancipation des plus pauvres et des femmes.
 
Quand ces désobéissances se transmuèrent en revendications permanentes épousant à tout va la cause du Peuple, de l'égalité des droits et du partage des richesses, se dressant sans relâche contre toute autorité par essence abusive, très à gauche sur l'échiquier politique français (dans la droite ligne familiale et sous l'influence littéraire immédiate de Che Guevara), quand cette insurrection quotidienne se commua après les événements de 1968 en une intranquillité pathologique empêchant Fernand numéro 2 de s'occuper de ses enfants, et de ne rien entreprendre sans foudroyants succès invariablement suivis de faillites édifiantes voire suicidaires, personne… n'évoqua l'héritage symbolique de Fernand numéro 1 : la Résistance.
 
Quand il mourut emporté par un coma diabétique, à l'âge de 55 ans, dans un logement social qu'il tenait maniaquement propre malgré la maladie et les vides accumulés tout au long de son existence, il y eut bien ses frère et sœur pour rappeler aux obsèques les bons côtés du Fernand numéro 2 jeune : sa gentillesse, sa droiture et sa générosité. Il n'y eut personne, en revanche, pour rhabiller Fernand numéro 2 autrement qu'au moyen des habits légendaires de Fernand numéro 1.
 
Les luttes, le parcours volontairement brisé, l'acharnement à vivre sur un fil de Fernand numéro 2, il n'y avait semble-t-il pas de mots pour les raconter…
 
En avait-il eu, d'la chance, en effet, le père d'Ariane ?! Une fois mort, l'histoire officielle ne s'était pas occupée de le rhabiller, de le faire parler ! Et cela ne posait manifestement problème à personne sauf à sa fille, ma douce couturière. Né sous le signe d'une idéale homonymie, il me paraît aujourd'hui évident que Fernand numéro 2 avait essayé d'incarner le legs et tenté de résister, lui aussi, aux tyrannies de son époque. Mais son époque, le territoire reconquis et pacifié d'après-guerre n'en voulait pas. La Résistance n'était plus au goût du jour : elle faisait son entrée dans les manuels d'Histoire.
 
Fernand numéro 2 en aurait de la chance ! Il mourrait incompris et esseulé, son existence serait passée sous silence, ses combats d'après-guerre n'auraient eu aucun sens. Il mourrait fou, l'insensé.
 
Moralité : l'histoire officielle ne rhabille pas n'importe quel mort ! Cependant, je me plais à rêver que dans l'ombre, en coulisse, et à la faveur d'improbables rencontres, pareilles à Ariane la douce, d'autres couturières sont à l'œuvre. Dans un geste de raccommodage qui, inlassable, restitue les âmes… à qui elles appartiennent. Ce rêve est… mon fil d'Ariane, il nourrit seul mes amitiés et mes amours. »
 
 
JuDi
 
 
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