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Personne dans un siècle

bielleseulebleue.jpg"Personne dans un siècle ne se fera l'écho de ce brun qui voulait comprendre en quoi les caractéristiques physiques peuvent être parlantes. Ou faire parler."
C'était écrit sur un bout de papier que j'avais trouvé au fond d'une poche, d'une veste qu'il ne mettait pas souvent.
Et cette veste était à moi maintenant, et ce petit bout de papier aussi. Mais qu'est-ce-que tout ça voulait dire au juste ? Allais-je garder cette veste comme une relique, pourrais-je la mettre un jour, mais pour faire quoi au juste, et en quelle occasion, pour me déguiser en lui, pour le faire revenir quelques instants... Et pourquoi les objets nous survivent-ils? Et que reste-t-il de nous là-dedans...
Et pourquoi ce bout de papier, comme une énigme... Des mots. Oui des mots. Des mots qui devaient me parler, mais qui m'échappaient néanmoins. Je pensais au début, que la veste, bien que muette aurait plus de sens que ce bout de papier. Cette phrase sans contexte. La veste au moins le faisait réapparaître, du moins me connectait avec son entité. Avec ce qu'il m'en restait. Avec mes souvenirs. Mais cette phrase. Cette phrase que je n'avais jamais entendue, quelle signification avait-elle? Était-ce à moi « qu'il parlait », m'était-elle destiné, comme une dernière énigme, un héritage incomplet, qu'il me fallait conquérir…
J'ai d'abord pensé que je pouvais faire sans, que tout ça ne rimait pas à grand-chose, qu'il me suffirait de continuer sans trop y penser. Mais il était parti si soudainement, nous n'avions pas eu le temps de nous dire grand-chose. Mais que dit-on dans ces cas-là ?
J'avais mis la veste sur mes épaules, un peu comme si j'étais lui. Puis je m'étais allumé un des petits cigares club qu'il aimait tant. Comme si je voulais l'invoquer. Mais il n'était pas là. Il faut construire les morts si l'on veut qu'ils existent. Les habiller, les faire parler. Il faut s'en occuper quoi.
Je m'étais retrouvé dans un bar, je ne sais plus trop comment. Je crois que j'avais suivi une fille, parce que j'aimais son cul. Un putain de cul qui valait tout l'or du monde. Une mine sur patte. Une ressource infinie de plaisir dans un instant fini. J'avais cette veste qui m'habitait et j'avais remis le petit bout de papier au fond de sa poche. Tombeau portatif.
La fille était plus vieille que moi. Dix ans, peut -être un peu moins. J'ai toujours aimé les blondes.
Les blondes qui font un peu pétasse et qui ont l'air un peu bête. Mais cette fille-là était brune, et son cul assurément faisait la passerelle vers de la nouveauté.
J'avais l'impression que le vieux me parlait, enfin qu'il parlait à ma place. Je pensais débiter n'importe quoi, mais ça faisait mouche à chaque fois. Elle aimait Charles Mingus. Elle aimait les Russes du dix-neuvième. Elle aimait le champagne. Et je crois qu'elle m'aimait bien. Avec ma petite gueule arrogante de jeune con qui bande dure. Avec mon ignorance crasse sur ce qu'est le monde.
Avec mon air un peu timide et complètement contrôlé. Je regardais son corps. Je parlais avec lui, directement à lui. Je comprenais ses gestes. Le léger tiraillement de sa voix. J'avais l'impression de jouir d'un nouveau pouvoir.
J'ai commencé à me dire que rien n'était anodin. J'ai commencé à me dire que le bout de papier avait des pouvoirs magiques. Impression confirmée par mon début de bégaiement, quand j'ai voulu enlever la veste. Ça a duré dix minutes, je n'avais plus rien à dire. Il a fallu que je mise tout sur ma posture, que je me rallume un cigare et que je pense -Marlon Brando-. Et puis j'ai compris que ça ne suffirait pas et j'ai remis la veste. J'ai plongé la main au fond de la poche. Et je te jure que je l'ai senti palpiter, comme un mini-cœur, ce putain de bout de papier.
J'ai soudain eu l'impression d'avoir une sorte de super lunette à rayon X. J'ai eu une vision très précise de ce à quoi ressemblait sa chatte. Au poil et au replis près. Une belle chatte qu'elle me donnerait plus tard, identique à ma vision. J'avais tout vu.
Ses jambes criaient « John Coltrane ». Alors j'avais dis au barman de mettre « My favorite thing », puis elle s’était approchée de moi, et alors que je ne connaissais même pas son nom, elle m'avait dit « John Coltrane saxophone soprano, McCoy Tyner piano, Steve Davis contrebasse, Elvin Jones batterie ». Et alors que j'y connaissais rien, j'ai répondu du tac au tac, Atlantic record 1961… et j'ai compris que ce papier était la clef du cul des femmes, et que le cul des femme tapissait le cœur des hommes et que je n'étais plus un enfant mais un putain d'homme qui a compris.
J'étais éveillé.
Dans un siècle il n'y aura plus personne. Voilà ce que j'ai pensé quand elle s'est mise toute nue. Et toi t'es là, complètement lubrique pour un million d'années. Certains souvenirs sont des sources inépuisables de branlette. Celui-là fut le mètre étalon de ma vie à venir, du siècle qui allait se consumer et qui allait consumer tous les hommes. La terre allait se réchauffer, la mer allait monter.
Il y aurait des réfugiés partout. Tout ça était écrit dans le mouvement, dans la dynamique que le sexe imprégnait à nos corps. J'ai vu les camps de concentration. J'ai vu Auschwitz dans son sein gauche. J'ai vu le passé et l'avenir. La seule vraie ressource du monde est dans le corps des femmes.
Ce sont elles la plus grande richesse de l'univers. Pas la terre, pas le pétrole, non, les femmes, celles avec lesquelles nos fils partiront pour l'espace. Vers le reste.
Je sentais la veste vibrer à coté, sous la pulsion de cette incantation secrète. Je sentais le big-bang parcourir ma bite et bouillir dans mes couilles, je sentais que j'étais un monde dans le monde et que c'était aussi bien ainsi.
J'ai joui. J'ai joui et encore j'ai joui. J'ai joui d'avoir perdu mon âme et de l'avoir troquée contre un corps.
Les mots sont vains. Ils sont de petites capsules préfabriquées qu'on se lance machinalement, pour acheter son pain ou pour construire un aqueduc. Nos corps parlent pour nous. Ils ont une langue qu'on ne nous apprend pas à parler. Une langue électrique et mystique. Une langue qu'on capte en une seconde parce que son père vient de mourir ou qu'on tombe amoureux. Une langue qu'on oublie. Et qu'on retrouve plus tard, identique à elle même. Parfaitement cadencée pour survivre à presque tout.
Tu vois fils, toi le fils imaginaire que j'ai eu cette nuit-là. Et bien ce brun dont personne ne se souvient déjà plus, et bien c'est moi, mais c'est aussi toi.
J'ai cessé d'essayer de comprendre avec des mots ce que les mots ne peuvent pas dire. Et pour ça il n'y a pas de secret. Il faut « prendre, jouir, étreindre ». Et vivre n'y fait rien. Il faut être au monde.
Fort de son ignorance. De cette force secrète et obscure. De ce mot que tu trouveras dans ma poche.
Plus tard. Bien plus tard. Mon Fils. Éternel et unique. Qui souffle encore. Regarde. Je ne suis pas très loin. Je filme pour l'éternité, depuis les volutes de ton cigare cette scène que je n'ai pas besoin de regarder. Parce que je suis dans chaque parcelle du tout. Et que tout est vivant et que souffle encore, fils. Même mort. Les souvenirs de nos corps, qui battent encore quelque part, la pulsation
infime des tapisseries du cœur.

 

Florent F.

 

 

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