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Campagnes

bielleseulebleue.jpgC'était il y a quelques années ; j'habitais encore dans ce village qui m'a vu naître et où j'ai vécu quasiment toute ma vie. L'affaire n'a pas fait beaucoup parler à l'époque. Les politiques n'y sont sans doute pas pour rien, mais avec Joe, on aurait pu dire deux mots et on l'a pas fait. On ne savait pas trop comment pouvait finir une telle histoire, la raconter c'était déjà s'en mêler, comme appeler un nouvel épisode avec nous dedans. Alors quand on a vu que ça avait l'air de s'apaiser, on est partis et on l'a fermée.
Le village comptait quelques centaines d'habitants. De toute la région, c'était le seul où il y avait encore des jeunes. Tout périclitait partout, mais par miracle dans ce village, les gens faisaient encore des enfants, qui y grandissaient, construisaient des maisons, faisaient leur vie. Pour cette raison, on en parlait même dans les magazines de ce village. Douceur de vivre et modèle exemplaire de développement, ils prétendaient. Secret du bonheur. Petit paradis. Des hurluberlus en faisaient la destination de leur lune de miel ou de leurs noces d'or.
Le premier enfant qui a disparu, je m'en souviens bien. C'était un de mes neveux. Petit Sumo, on le surnommait. Quatre ans. Mignon comme tout, blond, toujours le bâton d'une sucette à la bouche. Disparu. Disparu vraiment. Fugue, selon la police. À quatre ans, vous vous rendez compte ? Une fugue ! Puis les parents, pas très bien vus, ont été accusés d'avoir confié leur enfant à de la famille éloignée, à des amis, dans une grande ville. De faire du tord à la réputation du village, ce petit paradis. On en a débattu quelques jours et puis tout le monde a cru cette histoire. Moi-même j'y ai cru. Tout a repris son cours bien vite.
Il y a eu Camille ensuite, le fils de Marc, le voisin. Quand j'y repense... j'en ai la chair de poule. Ça a commencé un matin. Marc a trouvé sur son paillasson, à côté de la bouteille de lait déposée par le laitier, une boite de conserve. Une belle boite, d'un rouge sang, pour le quatrième jour consécutif. Une grande marque faisait ainsi sa promotion commerciale ; tout le monde y avait droit, au village. Camille en raffolait, de ces boîtes, d’autant qu’il y avait dedans des cadeaux pour les enfants. Alors quand il a vu la boite, Marc a directement appelé son fils. Le gamin d'habitude se précipitait dessus ; mais ce matin-là Camille n'a pas répondu. Marc, intrigué, est monté dans l'escalier tout craquant d'âge, a ouvert la porte de la chambre du môme. Fenêtre brisée, Camille disparu. On ne l'a jamais revu.
La même histoire s'est reproduite plusieurs fois à quelques jours d'intervalles. Les parents, vite inquiets, avaient beau barricader leurs enfants, cela n'empêchait rien. Les mioches disparaissaient inéluctablement par les fenêtres, comme appelés. Sans laisser de trace. Seuls ceux qui avaient décidé de veiller leurs enfants les avaient gardés. Et encore. Il y en a un, il avait travaillé avec moi des années, je le connaissais bien. Affolé par ces histoires, il avait décidé de rester auprès de son fils. Tout le temps. Sauf qu'un soir il avait bien picolé, quand même ; alors en pleine nuit il a laissé son gamin tout apaisé de sommeil pour aller pisser, juste le temps de pisser, pas plus, qu'il m'avait expliqué. Je le crois, l'Igor, pas le genre à raconter des histoires s'il s'est endormi d'alcool dans le couloir. Il y tenait, à son gamin. Mais quand il est revenu, y'avait plus personne.
Alors voyez, l'histoire de la fugue ça tenait plus. Et les policiers, d'ailleurs, ils s'aventuraient plus bien à expliquer les choses comme ça.
Il y a eu des patrouilles. Dans les ruelles, les impasses, toutes les nuits. Ça n'a rien empêché. Une trentaine de gamins, de quelques années pas plus, ont encore disparu. Ça pleurait de partout, et ce qui surpassait la tristesse, par-dessus tout, c'était la peur. La peur que ça continue, que tout le monde y passe. Tout le monde n'y est pas passé; mais toutes les explications, des plus triviales aux plus ésotériques, par contre, ont été évoquées.
Un grand inspecteur a débarqué. Pas seul. Avec des chiens, des assistants. Les chiens raffolaient des boîtes sur les paillassons. Très vite, des collectes ont été organisées chaque jour pour leur en faire don. Et l'épicier du village, Serge, en donnait quelques-unes aussi. Les pétoches ça rapproche le monde, vous savez. Mais tant qu'on sait pas qui est en cause, ça rapproche un peu, mais pas tant que ça. Car en même temps tout le monde s'est mis à se méfier de tout le monde. Notre paradis c'était plus le paradis. Il n'y avait quasiment plus de gamins. Et il y avait des flics partout.
N'empêche, sans Joe, on aurait sans doute jamais eu le fin mot. Joe, il avait dans les quatre-vingt ans. Braconnier à l'ancienne; bonne vue, oreille de chauve-souris. Lui, il croyait pas plus aux histoires de fugues de mômes qu'aux patrouilles de flics. Alors il a fait les siennes, de patrouilles. Il s'est posté dans un arbre. Il a guetté. Et un jour il a vu.
Il n'y a que moi qui l'ai cru au début. Et puis tout le monde ensuite a bien voulu le croire car ils n'avaient pas d'autres explications à se mettre sous la dent. C'est fou. Les flics ont fait les sourds. Joe, la nuit où a disparu le dernier gamin, ce qu'il a vu, c'était un loup. Un loup énorme, comme il en avait pas vu depuis qu'il était gamin. La bestiole était prudente, habile comme un singe. Grimpait sur les toits. Il a vu la bestiole emmener le gamin. Par la gueule. Le gamin paraissait dormir, sans réagir, peut-être déjà mort. Joe n'a pas tiré.Il ne comprenait pas ce que faisait le loup et il avait peur de toucher le gamin ; il était fasciné. Le loup a filé avec le gamin.
Joe est resté figé, la peur au ventre d'appeler, de faire quoique ce soit. Et le matin, une grosse poule rousse sortie de nulle part est venue devant les maisons du quartier, en commençant par celle où le loup avait enlevé le gamin. Et elle a pondu des boîtes de conserve. Une à une, méthodiquement comme une usine à boîtes de conserve. Sur chaque paillasson. Et elle est repartie. Joe a attendu quelques minutes et a hurlé. Il a raconté son histoire tant et tant, les gens ont fini par le croire, comme je vous disais, parce que ça avait beau pas être croyable, avec la pétoche qui les tenaillait, ils avaient besoin de croire en quelque chose. Le grand inspecteur haussa les épaules. Il promit juste de faire analyser la viande de la boite. Vous imaginez que tout le monde avait bien du mal à attendre les résultats de l'analyse... aussi, sans en parler à la police, les hommes du village ont décidé de tendre un piège au loup. Deux, trois, quatre chasseurs perchés dans chaque arbre à proximité des maisons où des gamins étaient encore là. La nuit tomba sur le village, si différent de celui que j'avais connu.
Les hommes ont laissé passer les rondes de police sans se faire remarquer. Vers une heure du matin, à l'angle de la rue commerçante et d'un petit chemin de terre qui menait à des cultures, un coup est parti. Avec Joe, on était pas dans l'arbre qui avait tiré mais quand on a entendu le coup, comme tous les hommes on est descendus des arbres, on a accouru. C'était bien un loup. Un loup énorme, mais un loup. Tué d'une seule balle par Fredo.
Ça rigolait, au début, après la mort du loup. Puis ça a grogné. Les esprits n'étaient pas apaisés. Un coup, un coup seulement, pour tuer un loup qui avait dévoré des dizaines d'enfants, c'était disproportionné, à la fois injuste et improbable, incroyable. Alors les hommes ont décidé de manger le loup. De suite. Un bûcher a été monté sur la petite place à côté de l'épicerie close, et le loup a été cuit à la broche. Vers quatre heures, les hommes sont allés réveiller les femmes et ce qu'il restait d'enfants pour les convier au festin. Avec Joe, on était là. Mais on a pas voulu en manger. Tous les autres, si. En vingt minutes il n'y avait plus de loup, plus rien. Ils ont tout mangé, rien laissé. J'en ai vu attaquer les os au maillet et en avaler les morceaux pilés.
Avec Joe, on s'est éclipsés. Écœurés. On a dormi contre le mur de l'épicerie, pas loin, à l'écart pour être tranquilles, et avec un coup dans le nez, il faut avouer. Le matin on a été réveillés par les poules. Deux cents poules au moins. Des grosses, bien grasses. Rousses. Elles sont toutes venues pondre sur le paillasson de l'épicier. De belles boîtes de conserves rouge sang.
Il n'y avait plus personne dans le village. La police est partie, définitivement convaincue de ses premières conclusions: fugue générale. Joe et moi on a conduit les poules à l'intérieur de l'épicerie ; Serge n'avait pas ouvert et était introuvable. On a mis le feu et on a quitté le village pour toujours. C'est comme je vous le dis.
Joe est mort peu après, il pourra pas vous confirmer. Mais allez-y, au village, et cherchez l'épicerie ; tout à dû s'écrouler, mais devant, les boîtes doivent toujours être sur le paillasson. Sans doute périmées.
Si je vous raconte tout ça, après des années de silence, c'est parce que j'ai peur. Dans l'immeuble où je vis maintenant, bien loin de mon village  natal, une épicerie a ouvert cette semaine. Et j'ai vu l'épicier ramener des planches. Je l'ai entendu clouer. Il a construit un poulailler dans la petite cour, juste sous la fenêtre de ma chambre. Et la campagne publicitaire pour la marque aux boîtes rouge sang a repris.

 

Thomas P.

 

 

  

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